Médias et IA : qui tient encore la plume ?

Par Léni Ronfard

13 octobre 2025

jupdlc, médias, IA, open AI, Chat GPT, fact-checking
jupdlc, médias, IA, open AI, Chat GPT, fact-checking

Depuis quelques mois, les annonces de partenariats entre grands médias et entreprises spécialisées dans l’intelligence artificielle se multiplient. Le Financial Times et Le Monde signent un accord avec la même entreprise américaine en s’alliant à OpenAI, tandis qu’Axel Springer ou l’Associated Press expérimentent des usages éditoriaux et commerciaux des outils d’IA générative. Cette accélération marque un tournant stratégique pour le secteur des médias, contraints de se repositionner face aux bouleversements numériques causés par l’IA.

Derrière les discours enthousiastes sur ces technologies se profile une transformation bien plus large : celle d’une information de plus en plus personnalisée, automatisée et façonnée selon des logiques algorithmiques. Cette évolution entraîne à la fois une adaptation fine aux préférences individuelles des utilisateurs, mais aussi une tendance à l’homogénéisation des contenus, dictée par des modèles optimisés pour maximiser l’engagement. Un bouleversement qui soulève des interrogations économiques, technologiques et éthiques sur la place de l’humain dans la fabrication et la hiérarchisation de l’actualité. Pourquoi et comment les médias utilisent-ils aujourd’hui les intelligences artificielles ?

jupdlc, médias, IA, open AI, Chat GPT, fact-checking
Crédit Photo : Canva

Un impératif économique

La crise des modèles économiques traditionnels

Depuis de nombreuses années, les médias traditionnels tentent de résister à une érosion continue de leurs revenus. Le modèle fondé sur la publicité et les abonnements payants, encore dominant à la fin des années 2000, s’est fissuré sous l’effet de la révolution numérique. Cette transformation a bouleversé la répartition des investissements publicitaires, au profit des géants du numérique. Des plateformes comme Google, Meta ou TikTok ont su capter l’attention des annonceurs grâce à leur puissance algorithmique, leur portée mondiale et leur capacité à cibler précisément les audiences. En 2024, Alphabet, Meta et Amazon représentaient à eux seuls près de 50 % des dépenses publicitaires mondiales, une part en constante progression, qui accentue la fragilité financière des médias traditionnels.

Dans ce paysage bouleversé, les algorithmes des plateformes jouent un rôle central, déterminant la visibilité des articles et des vidéos en fonction de critères opaques et changeants. Les médias n’ont plus la maîtrise de leur distribution et se retrouvent tributaires d’écosystèmes numériques dont ils ne contrôlent ni les règles ni les logiques économiques. Face à cette dépendance accrue, la nécessité de diversifier les sources de revenus devient une question de survie pour de nombreuses rédactions.

 

Les partenariats IA comme nouvelle source de financement

Dans ce contexte sous tension, les médias voient dans l’intelligence artificielle non seulement un outil opérationnel, mais aussi une opportunité économique. Ces derniers mois, plusieurs grands groupes de presse ont franchi le pas en nouant des accords avec des entreprises technologiques spécialisées dans l’IA générative.

Le Financial Times a annoncé en avril 2024 un partenariat stratégique avec OpenAI, visant à intégrer des contenus du quotidien britannique dans les services proposés par ChatGPT et à expérimenter des outils de génération de résumés et d’alertes. Le Monde, de son côté, a conclu un accord similaire, qui prévoit la rémunération de l’usage de ses archives et de ses articles pour entraîner les modèles de l’entreprise américaine. Le groupe allemand Axel Springer, qui détient notamment Bild et Politico, a également signé avec OpenAI en décembre 2023 pour autoriser l’intégration de ses contenus dans les systèmes d’IA générative.

Ces accords ne se limitent pas à des enjeux financiers : ils permettent aussi aux médias de rentabiliser leurs contenus, de se rendre visibles auprès de nouvelles audiences via l’IA, et de peser dans les discussions sur les usages futurs de ces outils.

jupdlc, médias, IA, open AI, Chat GPT
Crédit Photo : Pexels

Réduction des coûts opérationnels

L’un des leviers majeurs qu’offre l’intelligence artificielle est la rationalisation des coûts. Dans un secteur où le chiffre d’affaires est en forte baisse, la possibilité d’automatiser certaines tâches éditoriales et techniques séduit de plus en plus les directions de médias. Par exemple, la presse écrite française a vu ses recettes publicitaires chuter de près de 50 % entre 2010 et 2020, selon l’ARCOM.

Des agences comme Associated Press utilisent depuis 2014 l’IA pour produire automatiquement plus de 3 000 dépêches financières par trimestre. De son côté, Reuters s’appuie sur sa plateforme Lynx Insight, qui combine traitement automatique du langage et analyse de données pour suggérer des sujets à ses journalistes et générer des drafts de contenus.

En parallèle, des rédactions comme celle du Washington Post ont développé leur propre robot-rédacteur, Heliograf, capable de couvrir des événements en direct comme les élections locales ou les Jeux Olympiques. Lors des élections américaines de 2016, Heliograf a ainsi publié plus de 850 articles.

Au-delà de la production de contenu, l’intelligence artificielle contribue à fluidifier la gestion des flux d’information et à anticiper les besoins éditoriaux grâce à l’ana

lyse des tendances en temps réel. Autant de gains d’efficacité qui permettent aux rédactions de concentrer leurs ressources humaines sur des enquêtes et des formats à plus forte valeur ajoutée, tout en réalisant des économies d’échelle sur les contenus standardisés.


À découvrir sur JUPDLC



 

La transformation technologique

L’IA générative au service de la création de contenu

L’un des champs d’application les plus visibles de l’intelligence artificielle dans les médias concerne la production de contenu. L’IA générative, capable de rédiger, reformuler ou synthétiser du texte, joue un rôle croissant dans les rédactions. Elle permet également d’illustrer les articles à l’aide d’outils de génération d’images comme MidJourney, DALL·E ou encore Stable Diffusion, qui facilitent la création rapide de visuels adaptés au sujet traité. Elle assiste les journalistes dans la rédaction d’articles, la production de titres pour le web ou encore la mise en forme de contenus destinés à différents supports.

Des outils comme ChatGPT, Claude ou Gemini sont déjà utilisés dans certaines rédactions pour générer des ébauches de textes, proposer des angles ou enrichir des paragraphes. En complément, des logiciels de transcription automatique facilitent le travail post-interviews en produisant en quelques secondes des transcriptions fiables, là où cela nécessite des heures de travail manuel.

Enfin, les algorithmes génératifs permettent également de diversifier les formats journalistiques. Des outils comme Runway ou Descript, basés sur l’IA, facilitent la création de contenus audiovisuels (clips vidéo, podcasts, animations) à partir de simples scripts ou de quelques images. Ces formats multimédias, plus engageants, renforcent la présence des médias sur les plateformes sociales.

 

jupdlc, médias, IA, open AI, Chat GPT

 

Amélioration de l’expérience utilisateur

L’IA transforme aussi profondément l’accès à l’information. Grâce à des moteurs de recommandation plus performants, les médias peuvent proposer des contenus ultra-personnalisés, augmentant l’engagement et la fidélité des lecteurs. Par exemple, le Wall Street Journal utilise un moteur de recommandation basé sur des modèles hybrides combinant filtrage collaboratif et apprentissage profond (deep learning). Le système analyse les comportements de navigation (temps passé, clics, scroll, abandons) et les croise avec des métadonnées sémantiques extraites automatiquement via le NLP (titre, sujets, tonalité, entités nommées, etc.). Ces données alimentent un modèle de type wide & deep neural network qui prédit la probabilité qu’un utilisateur clique sur un article spécifique.

En fonction de ce score, l’algorithme personnalise dynamiquement l’ordre des articles en home page ou dans les newsletters, ce qui a permis d’augmenter le taux de clic de +35 % sur certaines verticales.

Les résumés automatiques d’articles ou de dossiers d’actualité se généralisent, permettant aux lecteurs de prendre rapidement connaissance des grandes lignes d’un sujet complexe. Des initiatives comme celle de Google News Showcase expérimentent des résumés générés par IA, en complément du contenu original produit par les journalistes.

Ces avancées, bien qu’encore perfectibles, améliorent considérablement l’expérience utilisateur et ouvrent la voie à une information plus accessible, plus rapide et plus fluide.

 

Optimisation des opérations journalistiques

Enfin, l’IA transforme les coulisses du travail journalistique, en automatisant la veille, la vérification des faits et l’aide à la décision éditoriale. Les algorithmes d’analyse prédictive permettent de détecter les tendances émergentes sur les réseaux sociaux ou dans les requêtes des internautes, aidant les rédactions à anticiper les sujets porteurs. Par exemple, des outils comme CrowdTangle (utilisé par de nombreuses rédactions et récemment intégré à l’écosystème de Meta) permettent de suivre en temps réel la viralité de certains contenus, facilitant l’identification des thèmes qui suscitent l’intérêt du public.

Certains outils permettent aussi de repérer les fake news ou de faciliter le fact-checking automatique, en comparant les affirmations à des bases de données de sources fiables ou en signalant des incohérences. Des startups comme Full Fact au Royaume-Uni ou Check First en Europe développent déjà ces technologies en partenariat avec des médias.

Ce recours à l’IA ne vise pas à remplacer les journalistes, mais bien à optimiser leur temps de travail sur des tâches à faible valeur ajoutée, tout en renforçant les standards de qualité.

jupdlc, médias, IA, open AI, Chat GPT, fact-checking
Crédit Photo : Canva

 

Les enjeux stratégiques et éthiques

Si l’IA générative ouvre de nombreuses perspectives pour les médias, elle soulève aussi des enjeux majeurs, à la fois stratégiques et éthiques. La transformation des pratiques journalistiques s’accompagne de risques concrets pour la qualité de l’information, l’indépendance éditoriale mais également pour la valorisation du travail humain.

La question de la propriété intellectuelle

L’un des premiers débats concerne l’utilisation des contenus journalistiques pour entraîner les modèles d’IA. De nombreux outils génératifs se sont appuyés, parfois sans autorisation explicite, sur des articles, reportages ou publications pour améliorer leur performance. Cette situation a conduit plusieurs médias à engager des discussions, voire des actions en justice, pour défendre leurs droits, à l’image du New York Times qui a intenté une plainte contre OpenAI et Microsoft en 2023.

Par ailleurs, la question d’une rémunération équitable des créateurs de contenu devient centrale. Des négociations sont en cours pour encadrer l’utilisation de ces données et garantir aux éditeurs une forme de retour économique, similaire à ce qui s’est fait dans d’autres secteurs avec les plateformes de streaming ou de partage de contenus.

jupdlc, médias, IA, open AI, Chat GPT, fact-checking
Crédit Photo : Canva

 

L’indépendance éditoriale

Le recours croissant aux plateformes technologiques pour diffuser, recommander et produire du contenu soulève également la question de l’indépendance des rédactions. La dépendance à des algorithmes externes, qu’il s’agisse de ceux des réseaux sociaux ou des outils génératifs, peut orienter les choix éditoriaux, au détriment de la diversité des points de vue.

Un autre phénomène préoccupant est l’émergence de sites générant automatiquement des contenus douteux, voire complotistes. Certains portails utilisent l’IA pour produire en masse des articles pseudo-journalistiques sans vérification, contribuant à la diffusion de fake news. Ces plateformes exploitent la capacité de l’IA à imiter le style journalistique sans en respecter les principes fondamentaux, comme le croisement des sources ou la rigueur de l’analyse.

Plus largement, ces dérives illustrent un risque de standardisation des contenus. En l’absence de regard humain, les textes générés peuvent manquer de profondeur, de nuance ou de style propre. L’originalité de la plume journalistique, la sensibilité à un contexte ou la capacité à poser un regard critique sur l’actualité sont autant de dimensions que l’IA ne peut pas encore pleinement reproduire.

 

Les limites d’une production sans regard humain

En effet, au-delà des enjeux juridiques et économiques, l’essor de l’IA générative dans les médias questionne plus largement la fiabilité de l’information produite. L’absence d’analyse approfondie, de vérification rigoureuse et de croisement des sources affaiblit la solidité des contenus générés. Ces outils, aussi performants soient-ils, reproduisent les biais présents dans leurs données d’entraînement, sans être capables de les interroger ou de les corriger de manière autonome.

Par ailleurs, la multiplication de formats sans réelle valeur ajoutée, souvent générés à la chaîne, contribue à une saturation informationnelle et à une uniformisation du style rédactionnel. Le risque est alors de voir disparaître la « patte » humaine : celle qui donne du relief à un propos, qui inscrit une analyse dans un contexte, qui ose la nuance ou l’angle singulier. Autant d’éléments indispensables à un journalisme exigeant, irremplaçables, à ce jour, par des modèles automatisés.

Le meilleur de la communication, du marketing et de la créativité chaque semaine dans votre inbox !
* indique "obligatoire"

Vous pouvez vous désabonner à tout moment en cliquant sur le lien dans le bas de page de nos e-mails. Pour obtenir plus d'informations sur nos pratiques de confidentialité, rendez-vous sur notre site.