Thierry Reboul le confesse volontiers : le rythme de ses journées n’est pas vraiment retombé. Alors que les deux cérémonies d’ouverture et de fermeture des Jeux Olympiques sont passées et que celles des Jeux Paralympiques arrivent très vite, le Directeur exécutif de Paris 2024 continue de mener un véritable marathon. Au milieu de cet agenda musclé, l’ex-directeur d’Ubi Bene a tout de même trouvé le temps de se confier à J’ai un pote dans la com autour d’un café en terrasse. Une discussion passionnante où Thierry Reboul nous raconte les coulisses de ce qu’il reconnaît être “l’évènement de sa vie”. Ubi Bene, la genèse du projet, les rôles de Tony Estanguet et de Thomas Jolly, son secret pour pitcher face au Président de la République, les futures cérémonies Paralympiques : il nous raconte tout. Il fallait bien un entretien fleuve pour comprendre le processus de création d’une cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques sur la Seine, non ?
JUPDLC : Rembobinons un peu. Nous sommes en 2017, et Ubi Bene, votre agence, est chargée d’appuyer la candidature de la ville de Paris pour accueillir les Jeux Olympiques d’été 2024. À cette époque, comment avez-vous accueilli cette mission, déjà un peu hors normes ?
Thierry Reboul : Chez Ubi, tout ce qui touchait au sport n’était pas considéré comme une opération comme une autre. Parce que j’adore ça, d’abord, et puis parce qu’on avait été biberonnés avec des équipementiers comme Nike et Adidas. Alors quand la candidature des Jeux est arrivée, forcément, cela n’a pas été vécu comme un dossier comme un autre.
JUPDLC : Suite au succès de cette candidature, Tony Estanguet vous remarque et vous propose de rejoindre le comité olympique.
Thierry Reboul : Très vite, tout s’est enchaîné. En 2017, on crée l’image de la candidature avec cette piste d’athlétisme sur la Seine, qui fait le tour du monde et qui déclenche ma rencontre avec Tony Estanguet. Quand Paris gagne les Jeux, un certain nombre de gens sont partis voir Tony en disant “si tu cherches à faire des jeux qui marquent l’histoire, il faut essayer de le récupérer.” Après, tout le monde ne disait évidemment pas ça, et certains disaient même que j’étais “à moitié pas contrôlable”, etc… Mais Tony, qui lui avait cette volonté absolue de faire des Jeux historiques, s’est dit “bah si, c’est lui que je vais aller chercher !”
JUPDLC : A ce moment-là, quel rôle vous donne-t-il ?
Thierry Reboul : Il me donne les cérémonies, qui étaient le gros morceau du package, mais également tous les outils un peu visibles pour créer ces ruptures que j’ai toujours voulu faire, toute ma vie. Pour la première fois donc, on décide de créer une direction de la création, ce qui n’a jamais existé dans aucun COJO (Comité d’organisation des Jeux Olympiques, N.D.L.R.). On a fait ce choix car ça me permettait d’aller proposer des idées où je voulais, hors de tout schéma d’organisation. C’est comme ça que je suis allé faire Tahiti, comme ça que j’ai fait faire le stade de la Concorde… Ils m’ont filé les médailles, la marque, la mascotte… tous les éléments de visibilité des Jeux. En me disant : “voilà, maintenant t’as tous tes jouets, alors joue !” J’ai eu une très, très grande liberté.
JUPDLC : Qu’est-ce que vous vous êtes dit au moment de prendre ce poste et de laisser derrière vous Ubi Bene, l’agence que vous avez vous-même créée et dirigée depuis 18 ans ?
Thierry Reboul : J’avais conscience de prendre un énorme risque. Mais je n’ai mis qu’un quart d’heure à me décider. Je me suis dit : le sujet est vite réglé, si je dis non, je le regretterai. Donc je n’ai pas le choix en fait. Alors oui, j’ai risqué 20 ans de boulot, mais bon… A posteriori, force est de constater que là où le pari a été réussi, c’est qu’on m’a laissé jouer sur des trucs avec lesquels normalement on ne te laisse pas jouer. C’est-à-dire que des trucs qui sont d’habitude hyper normés, Tony m’a dit : “tu fais comme d’hab”. Le génie de Tony, c’est que le mec il fait ça, et derrière il assume, il te laisse jouer avec le truc ! C’est pour ça que je suis resté et que j’y suis toujours. C’est parce qu’on m’a laissé créer, sinon je ne serais pas resté longtemps.
« On m’a laissé jouer sur des trucs avec lesquels normalement on ne te laisse pas jouer »
JUPDLC : Au moment de se lancer dans cette aventure, avez-vous déjà une vision concrète de ce que vous vouliez faire ?
Thierry Reboul : Au moment d’y aller, j’avais deux, trois idées derrière la tête. La cérémonie, c’était un peu mon cœur de business. Moi, j’y suis arrivé en me disant que j’allais être le premier à sortir la cérémonie d’ouverture d’un stade. Et très vite, je sais que sortir d’un stade c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Je me demande alors ce que serait l’idée révolutionnaire. C’est comme ça que, en 2019, je me dis en me baladant sur les bords de la Seine : “je suis c**, elle est là la solution, on va la faire sur l’eau !”
JUPDLC : un peu comme vous aviez coutume de faire avec Ubi Bene , vous lancez ce projet en partant d’une big idea…
Thierry Reboul : Exactement. Après ce que je n’avais pas mesuré, c’est tous les obstacles qu’il fallait passer pour arriver au bout. Et Dieu sait qu’on n’en a pas manqué ! Mais ça, c’est logique. Tu ne peux pas révolutionner des trucs majeurs sans se frotter au réel.
JUPDLC : Entre 2018 et 2024, il y a un long travail dans l’ombre… Comment se sont déroulées ces six années ?
Thierry Reboul : Il y a une première phase où tu parles à personne, y compris en interne. Je savais très bien qu’une idée comme celle-ci, tu ne pouvais pas la poser sans avoir déjà beaucoup étudié le truc en amont. Avec mes équipes, on a travaillé en scred pendant 6 mois dessus et c’est là qu’on a dégagé tous les grands principes. On savait qu’on débarquait au Trocadéro, qu’on embarquait ici, qu’on allait de là à là, que ça marchait comme ceci, comme cela… Ensuite, il a fallu embarquer Tony (Estanguet). Ça a été assez rapide, même si évidemment il nous a beaucoup challengés.
Une fois Tony 100% convaincu, on a présenté à l’administration. Là, on se rend bien compte qu’on a des sourires narquois et que ça ne passera pas si on ne passe pas directement en haut. On sait que ça va énerver beaucoup de gens, mais du coup, on tente. À ce moment-là, on est en 2021 déjà, et on arrive à s’assurer du soutien politique au plus haut niveau. Et à partir de là, ça redescend à l’administration. C’est des milliers d’heures de réunions avec tous les services de l’État qui ont tous leur mot à dire. C’est un travail colossal, de fourmi. Mais on arrive à aller au bout comme ça.
JUPDLC : Comment avez-vous défendu votre vision auprès des différentes institutions ?
Thierry Reboul : Rapidement, le CIO a compris qu’il avait tout à gagner avec ce modèle-là. Ensuite, au niveau de la ville, moi, j’ai toujours eu une très bonne relation avec la maire de Paris. Pour une raison toute simple, qui n’est pas du tout liée à la politique ou autre : elle adore les idées. Et à chaque fois que tu lui présentes un truc de fou, elle a plutôt tendance à y aller. Et enfin, le deuxième que je rencontre qui est très friand d’idées aussi, c’est le Président de la République. Tout ce qui est en dessous, c’était plus compliqué. Mais le soutien de ces deux-là nous a permis de passer certaines difficultés.
JUPDLC : Pour faire un parallèle avec la vie d’agence, est-ce qu’on pitche face à M. Macron ou Mme Hidalgo comme on le ferait face à un annonceur ?
Thierry Reboul : Pareil ! Après, c’est très étonnant parce que de temps en temps, tu te retournes et tu te dis “p*****, je suis en train de faire des trucs, tu vois, avec les grands de ce monde !”. Mais non, je n’ai pas changé mon approche. De toute façon, quand on pitche ce genre d’idée, que ce soit face à un annonceur ou au Président de la République, ça ne marche que par l’enthousiasme. C’est l’enthousiasme qui peut lever les barrières. Si les gens ne se projettent pas et ne sont pas, aussi grands soient-ils, excités par ça, tu ne passes pas la rampe.
« Que ce soit face à un annonceur ou au Président de la République, ça ne marche que par l’enthousiasme »
JUPDLC : Tout cela nous amène à la fameuse cérémonie, avec un dernier rebondissement : la pluie. Comment avez-vous vécu cette ultime difficulté ?
Thierry Reboul : Sur le moment tu te dis “p*****, on aura tout eu ! » Donc c’est normal qu’on ait la pluie, il ne manquait plus que ça. Et puis… Là, il y a une espèce de truc magique qui se produit. Une telle envie des gens, des artistes, des spectateurs, de ne rien lâcher. Même les plus grands artistes qui te disent “je m’en fous de la pluie”. Et là, tu te rends compte qu’en fait, la pluie, non seulement ça ne te plombe pas ton truc, voire même ça lui donne un côté épique. Et ça, c’est magique.
Mais tout ça, tu ne le comprends qu’après (rires). Toute la soirée, tu en chi**. J’ai passé toute la soirée, toutes les 10 minutes à prendre des décisions : oui, non, on fait ci, on ne fait pas ça… On a dû annuler quelques trucs mais encore une fois, il y a eu un élan collectif magnifique. J’ai en tête l’image de ces spectateurs trempés, dont pas un ne se barre, et qui voient arriver des tableaux en se disant : “c’est complètement dingue ce machin !”.
JUPDLC : Derrière cette cérémonie, on retrouve donc Thierry, Tony et le “troisième T”, Thomas Jolly.
Thierry Reboul : C’est marrant parce que c’est resté comme une expression qui est maintenant une expression consacrée, parce que même le président de la République, dans son discours de remerciement, a dit “les trois T”. Thomas Jolly arrive dans le projet en septembre 2022. À ce moment-là, je cherche depuis un moment, je ne trouve pas vraiment ce que je veux. Je vais dans des schémas trop classiques, type un cinéaste, un chorégraphe…Et je me dis à chaque fois que ce n’est pas ce que je cherche, ce n’est pas ce que je veux faire. Et puis tout d’un coup, parce que ça faisait deux ou trois fois que des gens que j’aime bien, que je respecte, me parlent de Thomas, je me dis que je devrais quand même le rencontrer. Je me rends compte qu’il avait enfermé des gens dans un théâtre pendant 24 heures pour faire du Shakespeare, ce qui n’est pas complètement inintéressant. On se rencontre, et on ne se quitte plus.
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JUPDLC : Cela a été difficile de trouver la personne à la hauteur de la vision de l’évènement que vous aviez avec Tony Estanguet ?
Thierry Reboul : Je vais te dire un truc. Dans la com, il y a une règle que tout le monde connaît. Elle est non écrite, mais elle existe. Cette règle, c’est que quand ton client t’amène une bonne idée, elle est mauvaise. Sinon, tu n’as plus de légitimité. Mais Thomas, quand je lui présente mes idées, c’est le contraire. Il me dit : “c’est fou, je prends, je vais essayer de me mettre au niveau de ce truc et je vais apporter ma valeur ajoutée à ça.” Donc le mec il ne cherche pas à dire que ce n’est pas mon idée, je ne veux pas le faire. Il te dit “ce n’est pas mon idée, mais c’est mon défi et je vais le faire”.
On fait une espèce de pacte, tous les deux, c’est devenu notre idée, notre bébé commun. Et on l’a porté comme ça jusqu’au dernier moment avec l’appui du troisième T, qui est Tony, qui à chaque fois qu’on a une difficulté ne nous a jamais lâchés. C’est toujours pareil, c’est cool d’avoir des idées mais si tu ne les réalises pas, ça ne sert à rien. Et sans Tony et sa volonté, tout cela ne va jamais au bout.
JUPDLC : As-tu l’impression que tu as réussi à importer dans ce projet cette vision audacieuse qui t’a animée durant toute ta carrière chez Ubi Bene ?
Thierry Reboul : J’ai pris ce rôle exactement comme quand j’étais chez Ubi avec une vision claire : ne croire qu’aux idées. Je n’avais envie de ne garder qu’un seul mot de ce milieu de la com’ – qui est très fort pour trouver des mots, moins pour les appliquer- qui est “rupture”. J’ai pris cette passion que j’ai pour les idées, pour la rupture, et je l’ai appliquée aux Jeux Olympiques. Et là, à tous les gens qui m’avaient dit “Idées, rupture, Jeux Olympiques, ça ne marche pas ensemble, au bout de six mois tu vas te barrer parce qu’on ne te laissera pas jouer”, je leur démontre que grâce à la volonté politique de Tony sous laquelle je m’abrite, j’arrive à l’appliquer sur tous les schémas dans lesquels je suis impliqué.
Cela va de la mascotte à la première cérémonie hors du stade,en passant par les médailles qui contiennent un bout de la Tour Eiffel. Quand on me parle de sport dans la ville, je leur dis qu’on va mettre un stade à la Concorde. Quand on me dit qu’il n’y a pas beaucoup de vagues durant le mois d’août, je leur dis que si, il y a des vagues mais elles sont à Tahiti. Le CIO me dit que le spot de surf doit être à moins d’une demi-heure du village, mais on s’en fout, on y va ! Idem pour le chaudron. Quand Mathieu Lehanneur vient sur l’appel d’offres et me propose un chaudron volant, je lui dis : bouge pas, ça m’intéresse ! J’arrive à convaincre tout le monde qu’on va faire le premier chaudron qui va passer sa nuit dans le ciel de Paris. Et aujourd’hui tu vois le triomphe qu’il a !
« J’ai pris ce rôle exactement comme quand j’étais chez Ubi avec une vision claire : ne croire qu’aux idées »
JUPDLC : Mais d’où tenez-vous cette certitude que des idées aussi iconoclastes peuvent, et vont fonctionner ?
Thierry Reboul : En fait, j’ai toujours travaillé d’une seule manière. Si ça m’excite moi, il n’y a pas de raison que ça n’excite pas les autres. Ce qui est totalement contestable comme vision certes, mais j’en ai fait mon mantra. En règle générale, comme j’essaie de garder cette âme d’enfant, un truc qui m’excite, ça excite beaucoup le monde. Et si le lendemain ça m’excite encore, en général c’est plutôt bon signe, donc là j’y vais !
JUPDLC : avoir une idée un peu folle est une chose, la rendre réalité en est une autre…
Thierry Reboul : Ce qui est sûr, c’est que ça génère une réelle prise de risque. Et cette prise de risque, elle fait encore plus flipper parce qu’elle ne passe pas inaperçue. C’est les Jeux Olympiques. Ce n’est pas comme en agence quand tu fais un truc un peu moins bien que d’habitude pour ton client et que 4 000 personnes le voient. Là, ta cérémonie d’ouverture, elle est regardée par 2 milliards de personnes. Forcément, tu fais une connerie, ça se voit. Mais fondamentalement, dans l’état d’esprit, ça ne change pas grand-chose en fait. Le risque est plus gros, du coup, tu as les épaules un peu plus lourdes. Mais la peur fait partie de la prise de risque, et ça ne m’a jamais gêné.
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JUPDLC : A posteriori et encore un peu à chaud, quel bilan personnel tires-tu de ces deux premières cérémonies de ces JO ?
Thierry Reboul : C’est encore plus beau que dans nos rêves les plus fous. Les Français, ils ont pris le relais. J’ai reçu des milliers de messages. Il n’y en a pas un qui ne parlait pas de fierté. C’est le mot-clé. Les mecs étaient fiers d’être Français. Comme s’ils ne l’étaient plus du tout déjà. Ou en tout cas, vraisemblablement ils avaient un gros doute. Et là, tout d’un coup, les mecs sont juste heureux et fiers. Et ils ont envie que ça se sache qu’ils sont fiers. Moi, je me suis fait arrêter dans la rue par des gens juste pour me dire merci ! On aurait signé pour la moitié de ce succès.
« C’est encore plus beau que dans nos rêves les plus fous »
JUPDLC : Beaucoup d’observateurs ont comparé ce moment de liesse populaire à celui de la victoire à la coupe du monde de football en 1998. Que pensez-vous de cette comparaison ?
Thierry Reboul : Je pense que c’est encore plus fort. Parce que France 98, les Français sont heureux mais l’international s’en fout. Là, non seulement les Français te disent qu’on est fiers et heureux, mais le monde entier te le dit : “c’est les plus beaux jeux, c’est les plus grand, c’est fou, c’est incroyable !”
JUPDLC : Dans quelques jours, la cérémonie d’ouverture des Jeux Paralympiques aura lieu (le 28 août, N.D.L.R.). À quoi peut-on s’attendre ?
Thierry Reboul : Mon espoir, c’est que tous les gens qui ont vécu ce qu’ils ont vécu sur les Jeux Olympiques, aient envie d’en reprendre une louche. On veut réussir à surfer sur ce succès-là et surtout à en faire bénéficier les paras pour défendre leur cause et leurs objectifs. De notre côté, on a appliqué les mêmes recettes. On va faire la deuxième cérémonie d’ouverture hors d’un stade, on a les mêmes stades… Mais après, chaque cérémonie aura son propre style, son propre message, ses propres éléments, afin que surtout on ne puisse pas les comparer. D’ailleurs, je ne sais pas quand on verra quelque chose d’aussi fou que la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, mais quelque chose me dit que ce n’est pas de sitôt.
JUPDLC : Quand on a organisé ce que certains appellent déjà “l’évènement sportif du siècle”, c’est quoi la next step ?
Thierry Reboul : L’événement de ma vie, ça c’est sûr. L’événement du siècle, vraisemblablement ! En fait, je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. Et de toute façon, je n’aurai pas la réponse. Je ne sais pas. Toute ma vie, j’ai toujours essayé de passer le truc du dessus. Là, je ne sais pas trop ce que c’est le truc du dessus. Ou alors c’est dans un autre registre. On verra. Aujourd’hui le but, c’est de livrer la fin du game, sans faire de grosses conneries, et puis de tirer sa révérence.