Depuis bientôt dix ans, Mike Minton, Chief Monetization Officer chez Twitch, façonne les outils qui permettent aux streamers de vivre de leur passion. De la pub aux abonnements, en passant par les partenariats de marque, il pilote la stratégie qui a fait de Twitch bien plus qu’une plateforme de streaming : un véritable écosystème économique centré sur les créateurs.
Dans cet entretien exclusif, Mike revient sur les coulisses d’une année 2024 phénoménale, les grandes réformes de partage de revenus, l’arrivée massive de célébrités et d’athlètes, mais aussi sur la montée en puissance de la musique et du sport sur la plateforme. Il dévoile aussi les prochains grands chantiers : intégration plus poussée avec Amazon, innovations dans les micro-dons, et nouvelles passerelles entre marques et créateurs, même pour les plus petits comptes.
Un échange riche pour comprendre comment Twitch redéfinit le divertissement interactif et pourquoi l’Europe — France et Espagne en tête — pourrait en devenir le moteur.

En 2024, Twitch a enregistré plus de 15 milliards d’heures visionnées. Comment capitalisez-vous sur cette attention colossale ?
Mike Minton : La majorité de ces 15 milliards d’heures vues en 2024 concernent le jeu vidéo, qui reste au cœur de l’expérience Twitch. Pour transformer cette attention en opportunités économiques, tout commence par aider les créateurs à trouver un public engagé.
Nous travaillons beaucoup sur notre application mobile, qui attire de plus en plus d’utilisateurs. C’est une porte d’entrée vers leur univers, surtout pour ceux qui auraient manqué un stream.
Une fois cette audience acquise, l’enjeu est de créer un lien émotionnel fort. C’est là qu’intervient la monétisation, essentiellement basée sur le mécénat. L’outil principal, ce sont les abonnements : ils expriment l’envie de soutenir un créateur et de faire partie de sa communauté. En retour, les abonnés bénéficient de badges, d’émoticônes, et d’un sentiment d’appartenance.
Les abonnements cadeaux jouent aussi un rôle clé : ils permettent aux membres existants d’accueillir de nouveaux venus, ce qui renforce le lien communautaire et soutient la croissance organique. Ce mécanisme a montré une réelle efficacité au fil du temps.
Enfin, à mesure que les communautés s’élargissent, la publicité et les partenariats de marque prennent le relais. Notre audience comprend que la pub soutient directement les créateurs. Certains streamers le rappellent d’ailleurs à leurs communautés : « Regardez ces pubs, ça m’aide à payer mon loyer. »
Comment le modèle de partage des revenus a-t-il évolué depuis la pandémie ?
Mike Minton : Avant, certains créateurs bénéficiaient de parts de revenus plus élevées sur les abonnements, mais ce modèle manquait de transparence et n’était pas fondé sur des objectifs clairs. Nous avons donc opéré deux changements majeurs ces dernières années pour mieux soutenir les créateurs.
D’abord, nous avons lancé le programme PLUS. Il permet d’obtenir une meilleure part de revenus si vous atteignez un certain nombre d’abonnements récurrents sur trois mois. Le système est transparent et objectif : vous savez exactement ce qu’il faut accomplir. Une fois le seuil atteint, vous conservez cette part améliorée pendant l’année suivante. Ce programme est très apprécié des streamers, car il leur donne une vraie visibilité.
Le second changement concerne la publicité. Nous avons augmenté la part des revenus nets sur les annonces : elle est passée de 35 % à 55 %, basée sur le modèle CPM. Pour les plus grands streamers, cela a eu un impact fort, car la publicité est devenue une source de revenus essentielle.
À cela s’ajoute l’abonnement Prime, inclus dans Amazon Prime, qui permet aux membres d’offrir un abonnement gratuit à un créateur. C’est une autre source de revenus précieuse, qui complète les abonnements classiques, la publicité et les partenariats avec les marques.
Notre objectif reste le même : proposer aux créateurs de toutes tailles des solutions concrètes pour vivre de leur contenu.

Quels sont les grands chantiers à venir pour 2025 et 2026 ?
Mike Minton : Oui, plusieurs évolutions sont prévues pour 2025 et 2026, notamment autour des partenariats avec les marques, un sujet central évoqué lors d’événements comme la TwitchCon ou dans notre lettre ouverte. Ce qui est clair, c’est que plus un créateur grandit, plus les revenus issus des marques deviennent importants. Mais cela concerne aussi les créateurs de taille petite et moyenne, qui cherchent eux aussi à collaborer davantage avec les marques.
Nous avons donc travaillé à créer une offre adaptée, permettant aux marques de se connecter facilement aux streamers et de valoriser ces partenariats : liens cliquables, intégration dans les tunnels de conversion, achats directs… Le tout s’appuie sur les outils de mesure et médias d’Amazon, qui garantissent un retour sur investissement efficace.
En parallèle, nous faisons évoluer l’expérience autour des bits, notre outil de micro-don. Les bits offrent un revenu direct aux streamers (1 centime USD par bit), mais aussi une expérience interactive pour la communauté.
Nous avons récemment lancé les bonus, qui permettent de gigantiser une émoticône, de mettre en avant un message ou encore de dynamiser l’interaction. Une nouvelle version de cette mécanique arrive, inspirée du train de hype, avec une approche encore plus communautaire, fun et immersive.
Notre objectif est double : renforcer les liens entre marques et créateurs, et améliorer l’expérience utilisateur pour qu’elle soit à la fois ludique et génératrice de revenus pour les streamers.
On constate donc une présence croissante de célébrités comme des athlètes ou des chanteurs sur la plateforme. Est-ce que cela ouvre de nouvelles perspectives de monétisation pour vous ?
Mike Minton : La présence de célébrités comme des artistes ou des athlètes attire clairement de nouveaux publics sur Twitch, ou réactive certains utilisateurs. On pense à Lizzo ou encore T-Pain, l’un de mes favoris, qui est là depuis longtemps, créant de la musique et jouant avec sa communauté. Ce type de profils crée une vraie dynamique.
Quand des artistes populaires sont présents, c’est toujours pertinent. Les gens viennent voir ce qu’il se passe. Lizzo, par exemple, a gagné en visibilité sur la plateforme avec ses dernières créations.
Ces apparitions nous permettent de rester pertinents et de rappeler la magie de Twitch auprès d’un public plus large. La musique a joué un rôle essentiel dans cette ouverture, en apportant des formats nouveaux et une connexion différente avec les spectateurs.
Au-delà des musiciens, ce sont aussi les athlètes et les acteurs qui occupent une place croissante. Vous l’avez bien noté : ce sont des figures très visibles qui viennent enrichir les usages de la plateforme et diversifier les audiences.

Comment capitalisez-vous sur cette convergence entre le streaming et le divertissement traditionnel ?
Mike Minton : Nous capitalisons sur ce qui fait notre force : l’aspect communautaire. Quand des artistes comme Lizzo viennent sur Twitch, ils n’amènent pas seulement leur notoriété, ils intègrent aussi leurs fans à l’expérience interactive propre à Twitch.
C’est ce qui nous distingue des autres plateformes. Sur TikTok, YouTube ou Instagram, vous regardez un clip ou une story. Sur Twitch, vous êtes en direct, dans une expérience vivante où vous pouvez interagir.
Et ça change tout : les fans peuvent parler directement à Lizzo, par exemple. Et Lizzo leur répond. Cette relation authentique, en temps réel, c’est la magie de Twitch.
Les créateurs, qu’ils soient artistes ou gamers, peuvent bâtir une vraie communauté. Et ça, ça ne se fait pas en 30 secondes. Il faut du temps, de l’échange, du lien.
Comment vous voyez évoluer le rôle des marques et des sponsors au sein de l’écosystème Twitch, d’ici 2026-2027 ?
Mike Minton : Je pense que le plus important pour les marques, c’est de comprendre qu’elles recherchent à la fois de la portée et de la profondeur.
Et Twitch offre les deux. Si une marque veut toucher des centaines de milliers, voire des millions de spectateurs, elle peut le faire via les campagnes vidéo sur Amazon. C’est la portée.
Mais lorsqu’on passe par un influenceur, on obtient une profondeur bien plus grande : les streamers parlent de la marque, présentent ses produits, et les taux de clics grimpent à 3, 4, 5, voire 10 %. Sur quelques semaines de campagne, l’engagement est bien supérieur.
La vraie force, c’est donc de combiner les deux : la publicité classique (vidéo, display) et le marketing d’influence. Et avec les mesures Amazon, les marques peuvent vraiment suivre les performances et voir les résultats, que ce soit pour vendre sur Amazon, promouvoir un film ou une série, ou tout autre produit.
Le message que je veux faire passer aux marques, c’est : 70 % de notre audience a entre 18 et 34 ans. Si vous voulez toucher ce public efficacement, utilisez cette double approche. C’est ce qui permet d’avoir les meilleurs résultats.

De plus en plus de marques hors gaming investissent sur Twitch. Quels secteurs ou types d’annonceurs percevez-vous comme les plus dynamiques ou innovants sur la plateforme actuellement ?
Mike Minton : Je peux citer plusieurs initiatives intéressantes. L’une d’elles est The Glitch, un monde personnalisé dans Fortnite.
Par exemple, DoorDash a organisé une compétition de marques dans cet univers, avec des streamers représentant de grandes franchises de restauration. Domino’s Pizza a également activé ce format en proposant un service de livraison de pizzas intégré.
Ces marques montrent qu’en allant à la rencontre de leur public, dans un environnement de jeu ou via des influenceurs, elles peuvent réussir.
On retrouve cela dans de nombreux secteurs : l’alimentaire bien sûr, très pertinent pour beaucoup, mais aussi le divertissement, la tech grand public, ou encore des services plus inattendus comme l’assurance.
Par exemple, State Farm, l’un de nos plus gros sponsors dans les compétitions, représente bien ces marques qui savent s’impliquer à la fois via des formats traditionnels et des activations sur-mesure, co-créées avec Twitch et les streamers.
Quelles sont les principales différences que vous observez entre le marché américain et les marchés du Moyen-Orient, d’Asie et d’Europe ?
Mike Minton : Le principal facteur de différenciation entre les marchés n’est pas tant la langue que la manière dont se construisent les communautés. On observe, par exemple, de grandes communautés hispanophones, réparties entre le Mexique, les Amériques et l’Espagne. Ce qui compte, ce n’est pas la frontière régionale mais l’expérience communautaire liée à la langue — ce qui peut aussi poser des défis.
Sur le plan publicitaire, on parle souvent du « marché européen », mais en réalité, il faut traiter avec des marchés distincts : l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Italie… Cela complique les opérations de monétisation. Tout ce qui concerne le marketing ou l’aide aux créateurs demande donc souvent plus d’efforts sur ces marchés.
Nous avons organisé récemment la TwitchCon Europe à Rotterdam, ce qui nous a permis de rassembler la communauté, comme nous le faisons déjà en Amérique du Nord.
En Asie-Pacifique, le Japon est actuellement notre marché à la plus forte croissance. Nous y avons rencontré un vrai succès, même si je ne peux pas partager de chiffres précis. Ce qui est sûr, c’est que sur tous les marchés, les créateurs sont au cœur de la dynamique. Et au Japon en particulier, Grand Theft Auto V a eu un rôle déterminant dans l’essor de Twitch.
Quel est votre point de vue sur la scène française, si vous la connaissez un peu ?
Mike Minton : Le premier qui me vient en tête est Zerator et son travail pour des œuvres caritatives. Ce qu’il a accompli est tout simplement incroyable en termes de soutien et d’engagement.
Je m’intéresse aussi à ce que fait Aminematue qui est très actif et populaire. L’an passé j’ai pu discuter avec deux streamers français et j’ai été marqué par l’attention qu’ils portent à leur contenu et aux attentes de leur communauté. Il y a une vraie exigence créative.
Mais surtout, ce qui ressort du marché français, c’est la diversité des acteurs : de grands créateurs comme Zerator qui organisent des événements d’envergure, et aussi une forte dimension sportive comme la Kings League. C’est une dynamique qu’on voit moins en Amérique du Nord.
Et si l’on regarde vers l’avenir du streaming en direct, je pense qu’il vient d’Europe, et notamment d’Espagne. Je suis obligé de parler d’Ibai, il est l’un des plus grands créateurs au monde, il organise des évènements majeurs qui ont des retentissements colossaux.
Ces formats uniques émergent vraiment ici : en Espagne, en France… C’est pourquoi je m’intéresse de près à ce qui se passe sur ces marchés, car ils pourraient bien représenter le futur du streaming live, notamment autour des grands événements.

Le sport prend de plus en plus de place sur la plateforme, c’est une chose à laquelle vous vous attendiez ?
Mike Minton : Au fil des années, on s’est souvent demandé ce qui fonctionnait bien en streaming en direct. Et il est clair que le sport rassemble des communautés, presque autant que le jeu vidéo. Donc non, ce n’est pas si surprenant.
La musique en est un autre bon exemple. Mais ce qui rend le sport particulièrement intéressant, c’est l’aspect compétitif. C’est très proche du jeu vidéo : on veut s’améliorer, devenir un grand joueur.
C’est pareil pour le sport : on veut devenir un grand athlète, réussir, gagner. Il y a donc une vraie synergie entre les communautés de gamers et celles qui suivent des compétitions sportives. Les deux publics partagent des valeurs communes : la performance, la compétition, l’envie de progresser.
C’est cette complémentarité entre les centres d’intérêt des spectateurs et des compétiteurs qui explique pourquoi le sport prend aujourd’hui autant de place sur Twitch.