Interview – Le rapport complexe entre la Gen Z et la mode

Par Léni Ronfard

3 juin 2025

Collaboration avec MOD'SPE

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Depuis plusieurs années, la Génération Z s’impose comme un véritable catalyseur de transformation dans l’industrie de la mode. Née entre 1997 et 2010, cette génération ultra-connectée, consciente des enjeux environnementaux et sociétaux, bouscule les codes établis et oblige les marques à revoir en profondeur leur manière de communiquer. Égéries issues de la pop culture, vidéos virales sur TikTok, engouement assumé pour les dupes… Les pratiques de consommation et les attentes de la Gen Z redéfinissent les stratégies des grandes Maisons et des jeunes créateurs.

Pour comprendre comment cette génération impose aujourd’hui ses propres règles à l’univers de la mode et comment les marques tentent de composer avec ses paradoxes, nous avons rencontré Pauline Dartois, référente du parcours Communication de la mode chez MOD’SPE. À travers cette interview, elle décrypte les tendances actuelles et les mutations à venir dans la communication mode face à l’influence grandissante de cette génération exigeante et imprévisible.

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Crédit Photo : MOD’SPE

JUPDLC : Avant tout, comment définiriez-vous la Gen Z d’un point de vue consommation mode ? Quelles sont, selon vous, les attentes non-négociables de cette génération vis-à-vis des marques ?

Pauline Dartois : Le rapport de la Gen Z à la mode est profondément paradoxal. D’un côté, c’est une génération particulièrement sensible aux enjeux écologiques, éthiques et sociétaux. Elle accorde une attention réelle aux valeurs que portent les marques et à leur transparence, notamment sur les questions de production et de RSE.

Mais dans le même temps, cette même génération est aussi très exposée à la surconsommation, attirée par des pièces tendance à bas prix. Le succès fulgurant de Shein auprès de ce public en est l’illustration la plus flagrante.

On observe un phénomène similaire avec les plateformes de seconde main comme Vinted : si elles semblent incarner une alternative plus responsable, elles entretiennent également un rythme de consommation élevé. Pour alimenter le marché de la seconde main à grande échelle, il faut nécessairement acheter du neuf.

En somme, pour séduire la Gen Z, les marques doivent impérativement faire preuve de cohérence, de transparence et s’engager concrètement sur les questions environnementales et sociales. Ces attentes ne sont plus optionnelles, elles sont devenues des prérequis.

JUPDLC : Si l’on compare à 2015, quels formats ou canaux ont le plus bouleversé la communication mode selon vous ? Et quels sont les plus pertinents à investir pour une marque de mode aujourd’hui ? 

Pauline Dartois : L’essor de la vidéo courte, notamment à travers TikTok ou les Reels Instagram, a profondément bouleversé les codes de la communication mode. Les marques – et tout particulièrement les marques de luxe – ont mis du temps à s’approprier les codes des réseaux sociaux. Longtemps, elles se sont contentées de publier de belles images éditoriales, sans réellement s’adapter aux usages des plateformes.

Aujourd’hui, cela ne suffit plus. Sous l’impulsion de la Gen Z et de son goût pour l’authenticité, les marques doivent produire des contenus plus spontanés, bruts et immersifs. Les formats les plus performants ne sont plus les spots publicitaires ultra léchés, mais ceux qui montrent les coulisses, les équipes, les processus de création : tout ce qui permet de créer une connexion humaine et sincère avec le public.

Les marques doivent désormais adopter un rythme de communication proche de celui des créateurs de contenus, avec une proximité plus grande, une réactivité plus forte, et une tonalité plus accessible.

L’exemple de Jacquemus, et de la façon dont son créateur a su capitaliser sur Instagram, a marqué un tournant décisif. Sa stratégie a montré qu’une marque pouvait rayonner en étant incarnée, créative et connectée à sa communauté. C’est devenu la norme à suivre.

JUPDLC : Pourquoi, selon vous, les Maisons de luxe et les grandes marques se tournent-elles de plus en plus vers des célébrités issues des réseaux/ de la pop culture (Tiktokeurs, influenceurs, rappeurs…) plutôt que vers des mannequins traditionnels ? Avez-vous en tête un cas où le choix d’une égérie « réseaux sociaux » a repositionné l’image d’une Maison ?

Pauline Dartois :  Là encore, les influenceurs et les figures de la pop culture incarnent une forme de proximité et d’authenticité qui séduit particulièrement la Gen Z. Leur manière de communiquer, plus directe, plus humaine, permet à cette génération de mieux s’identifier et de se projeter. Ils offrent une représentation plus accessible, loin des standards souvent inatteignables des mannequins traditionnels.

Pour une génération qui attend des marques qu’elles l’écoutent, la relation à ces nouvelles icônes est plus horizontale, plus incarnée. Il est donc logique que les Maisons de luxe se tournent vers ces profils pour moderniser leur image et renforcer leur impact culturel.

Un exemple emblématique reste celui d’Olivier Rousteing chez Balmain. Lorsqu’il a choisi de collaborer avec Kim Kardashian – alors perçue avant tout comme une star de téléréalité ultra-populaire sur Instagram – cela a suscité de vives réactions. Et pourtant, cette association s’est révélée extrêmement efficace pour repositionner Balmain et la sortir de son image poussiéreuse.

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Crédit Photo : MOD’SPE

JUPDLC Cette stratégie peut-elle s’essouffler ? D’autres leviers ou tendances (micro-communautés, créateurs virtuels, IA) pourraient-ils succéder aux influenceurs actuels ?

Pauline Dartois :  Plus qu’un essoufflement, la stratégie d’influence a surtout révélé ses limites. Collaborer avec des figures issues des réseaux sociaux peut s’avérer à double tranchant. Là où les égéries traditionnelles incarnaient un visage lisse, figé sur papier glacé, ces nouvelles icônes de la pop culture exposent les marques à un écosystème bien plus mouvant – celui de leur vie personnelle, de leur réputation, et des éventuels bad buzz.

Ces personnalités sont suivies en continu, et leurs dérapages éventuels éclaboussent d’autant plus fortement les marques qui s’y associent. C’est peut-être là que réside le vrai tournant à venir : dans une recherche de leviers plus maîtrisables, plus durables.

Des pistes émergent déjà : micro-communautés engagées, créateurs de niche, ambassadeurs internes ou encore recours à des technologies comme les avatars ou les influenceurs virtuels. Mais s’il est tentant d’y voir une solution « sans risque », le manque d’authenticité de ces figures artificielles pourrait heurter une Gen Z qui, paradoxalement, reste très attachée à la sincérité.

Alors, IA ou pas, tout reste à écrire. Et ce ne serait pas la première fois qu’un nouveau paradoxe vientredessiner les règles du jeu.

JUPDLC : La Gen Z assume de plus en plus acheter des dupes et en parle ouvertement sur les réseaux. Comment les marques perçoivent-elles ce phénomène ? Est-ce que ce culte du dupe pousse les Maisons à repenser leur politique de prix et leur stratégie produit ?

Pauline Dartois :  Il faut d’abord distinguer clairement le dupe de la contrefaçon. La contrefaçon reste l’ennemi juré des marques de luxe, qui investissent des sommes colossales pour la combattre. Le dupe, en revanche, s’inscrit comme une alternative accessible, reprenant les codes esthétiques ou l’efficacité d’un produit haut de gamme – notamment dans les cosmétiques – sans en copier directement l’identité.

La popularité croissante des dupes auprès de la Gen Z s’explique facilement. C’est une génération ultra informée, exposée très tôt aux mécaniques du marketing, et consciente que le prix d’un produit ne reflète pas toujours sa qualité mais souvent son image ou le budget communication qu’il porte.

Pourquoi alors dépenser davantage quand un produit similaire, jugé tout aussi efficace, est disponible à moindre coût ? Dans un contexte de pouvoir d’achat contraint, les dupes permettent à cette génération de satisfaire ses envies sans frustration, tout en jouant avec les codes du luxe. Il y a même un aspect ludique à « dénicher la perle rare » : le dupe devient un trophée, une forme de consommation rusée.

Face à cela, les grandes Maisons de luxe ne révisent pas forcément leur politique de prix à la baisse. Au contraire, elles tendent à renforcer leur positionnement exclusif, en augmentant parfois leurs prix pour marquer encore plus nettement la distinction avec ces alternatives.

Ce sont en réalité les petits créateurs qui souffrent le plus de ce phénomène. Leurs idées, à peine lancées, sont massivement copiées par les géants de la fast fashion, au point d’en éclipser l’original. L’exemple emblématique reste la robe « fraise » de Lirika Matoshi, popularisée sur les tapis rouges, dont des copies ont rapidement envahi les plateformes comme Temu ou Aliexpress à une fraction de son prix.


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JUPDLC : Les marques doivent-elles systématiquement s’adapter aux codes de la Gen Z ou peuvent-elles encore imposer leurs propres codes ? La co-création permanente est-elle devenue inévitable ?

Pauline Dartois :  Oui… et non. La Gen Z est au cœur des stratégies actuelles, car elle représente avant tout les consommateurs de demain. Aujourd’hui, les marques cherchent à s’ancrer dans leur imaginaire et à construire une relation durable. Mais il ne faut pas oublier que leur pouvoir d’achat reste encore limité : il s’agit donc d’un pari sur le long terme. L’enjeu est de laisser une empreinte positive, alignée avec leurs attentes actuelles, afin qu’ils deviennent clients à mesure qu’ils gagnent en maturité et en pouvoir d’achat.

Cela suppose de distinguer les tendances passagères – qui évolueront avec cette génération – des signaux forts, comme les engagements RSE, qui eux, s’inscrivent dans la durée. En s’associant avec des célébrités à la popularité parfois éphémère, les marques se laissent aussi une marge de manœuvre pour se réinventer plus facilement à l’avenir.

Mais attention à l’excès de mimétisme. À force de vouloir coller aux codes de la Gen Z, certaines marques tombent dans l’industrialisation de la communication. Prenons l’exemple de l’UGC (User Generated Content), un format plébiscité il y a encore peu pour son authenticité : il a rapidement été détourné par les marques, qui ont simulé ce contenu via des acteurs ou de faux influenceurs, dans une logique totalement maîtrisée.

Résultat : la Gen Z, qui valorise la sincérité et la transparence, n’est pas dupe. Lorsqu’elle se sent manipulée sous couvert de proximité, la confiance s’effondre.

Alors non, la co-création permanente n’est pas une obligation. Les marques peuvent – et doivent – continuer à affirmer leur propre vision, à condition qu’elle soit sincère, cohérente, et porteuse de sens.

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Crédit Photo : MOD’SPE

JUPDLC : Dans quelle mesure l’engagement (écologique, social, inclusif) est-il devenu un pré-requis pour séduire la Gen Z ?

Pauline Dartois :  Il est évident que l’engagement – qu’il soit écologique, social ou inclusif – est devenu un prérequis pour séduire la Gen Z. Même les marques qui ne ciblent pas directement cette génération aujourd’hui doivent s’y préparer : lorsqu’elle accédera à un plus grand pouvoir d’achat, elle se tournera en priorité vers des marques en qui elle a déjà confiance.

C’est aussi la génération qui sera la plus impactée par les bouleversements climatiques et sociétaux. Les étudiants de MOD’SPE y sont d’ailleurs très sensibles et ces sujets sont abordés tout au long de l’année dans les projets de mode durable menés auprès d’eux. Cette génération s’engage, se mobilise. Elle attend donc des marques qu’elles prennent position et agissent concrètement. Mais attention : engagement ne doit pas rimer avec opportunisme. Il y a une différence fondamentale entre une démarche sincère, structurée sur le long terme, et une communication de surface.

Les marques qui ont trop misé sur une image « woke » ou une inclusivité surjouée en font déjà les frais. Le cas du rebranding de Jaguar, par exemple, a été si radical qu’il en est devenu caricatural. Résultat : la marque a surtout été perçue comme des “forceurs”, donnant l’impression d’en faire trop et perdant en crédibilité plutôt qu’en gagnant.

JUPDLC : Si vous deviez parier sur LA prochaine grande rupture dans la communication mode d’ici 2030, laquelle serait-ce ?

Pauline Dartois : La première rupture majeure concernera sans doute la relation des marques aux influenceurs. À force de recourir systématiquement à ce levier, l’image de marque finit par se diluer. Ce qui semblait autrefois authentique devient aujourd’hui prévisible, voire artificiel.

Bien sûr, sur le plan économique, les influenceurs représentent un canal intéressant : ils relaient les messages des marques au-delà des campagnes officielles, intégrant leurs produits dans leurs propres contenus et décuplant ainsi la portée publicitaire. C’est un avantage que n’offrent pas les égéries traditionnelles — on n’a jamais vu Eva Longoria parler spontanément des colorations L’Oréal en interview.

Mais à force de multiplier les partenariats tous azimuts, ces ambassadeurs brouillent les lignes : une même personne vante des produits de marques très différentes, parfois opposées en positionnement. Résultat : la sincérité perçue des recommandations s’effondre.

« Il est peut-être temps pour les marques de reprendre la main sur leur image, de faire preuve de plus de mystère, d’imaginaire et de créativité. »

Il est peut-être temps pour les marques de reprendre la main sur leur image, de faire preuve de plus de mystère, d’imaginaire et de créativité. En somme, devenir elles-mêmes des créatrices de contenus à part entière, capables d’incarner leur propre message avec cohérence, tout en parlant le langage de la Gen Z.

L’autre transformation profonde à venir concerne l’événementiel. Aujourd’hui, les formats se ressemblent tous : décor soigné, ambiance « Instagrammable », sacs de goodies et petits fours. Mais la Gen Z attend davantage : une vraie exclusivité, une expérience personnalisée, immersive, sensorielle — un moment marquant, qui s’aligne véritablement avec l’univers de la marque.  Les professionnels de demain devront totalement repenser ces expériences pour qu’elles créent un lien plus fort et plus mémorable avec le public.

Enfin, deux autres ruptures sont à surveiller de près.  D’abord, l’intégration de la mode dans les jeux vidéo : encore trop souvent pensée comme un simple coup de com’ (à l’image de certaines collaborations comme Balenciaga x Fortnite), elle pourrait devenir un levier puissant pour inscrire une marque dans le quotidien numérique de la Gen Z, de façon plus profonde et régulière.

Ensuite, le live shopping, phénomène massif en Asie, commence doucement à s’installer en Europe. Il répond parfaitement aux attentes d’une génération qui veut du direct, du concret, de l’explicite. Ici, on montre plus qu’on ne suggère, on démontre plus qu’on ne séduit.
Certes, cela bouscule des décennies de communication fondée sur la création du désir de marque plutôt que du désir de produit. 

Et oui, cela semble écarter la part de rêve ou de créativité. Mais c’est un format qui colle parfaitement au besoin de transparence, de rapidité et d’authenticité de cette génération.

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