Netflix, Disney+, Prime Video, OCS, HBO+, Salto, Canal+… Vous possédez probablement un abonnement à l’une de ces plateformes de vidéo à la demande, voire même cumulez les codes. Populaire, cette façon de consommer les films et les séries est devenue monnaie courante. Pour preuve, au cours du premier semestre 2021, 8,7 millions d’internautes utilisent chaque jour la SVOD, selon le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) – devenu l’Arcom depuis le 1er janvier 2022. Avec leurs millions d’abonnés, inutile de préciser que les géants du streaming pèsent dans la balance de la production des longs-métrages, de leur distribution et même dans la chronologie des sorties. Ils les redéfinissent. Et le cinéma dans tout ça ? Quelle est la place des salles obscures dans notre société du zapping et de l’immédiateté ? A combien d’abonnements faudra-t-il souscrire pour espérer avoir un libre accès à la culture ? Vers quel modèle nous dirigeons-nous ?
Nous tâcherons ici de dresser un état des lieux de la situation et de définir les perspectives d’avenir d’un secteur en pleine mutation.
Les œuvres cinématographiques et leur calendrier
Quand l’exception devient la règle
Il est opportun d’avoir en tête la notion « d’exception culturelle », pour mieux cerner les problématiques de cet article. Cette idée date de 1993, lorsque l’Union Européenne décide, sous l’impulsion de la France, d’instaurer un statut spécial pour les œuvres et les productions audiovisuelles. Ces créations ne sont pas des biens marchands comme les autres : il est donc nécessaire de les protéger des règles commerciales du libre-échange.
En ce sens, un système de soutien à la création culturelle et artistique française est mis en place par l’État, à travers un ensemble de dispositifs législatifs et réglementaires, comme des quotas, qui touchent tous les domaines culturels dont celui du cinéma.
Typiquement, nous pouvons lire sur le site du CSA que les chaînes de télévision sont tenues, sous certaines conditions, de financer une partie de la production cinématographique et d’effectuer des dépenses en faveur du développement du secteur de la production audiovisuelle. Autre exemple : la directive SMA (Services des Médias Audiovisuels) fixe des règles communes pour les éditeurs de services de l’Union Européenne, mais aussi pour les plateformes de partage de vidéos, celles de diffusion en direct ainsi que les réseaux sociaux. L’objectif est de sécuriser et d’harmoniser le cadre juridique du secteur. Par conséquent, quand un éditeur veut distribuer ses services dans un autre État, ce sont les règles de ce dernier qui priment.
Par ailleurs, en termes de financement, des taxes sont affectées à celui du Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC). Pourcentage sur les billets de cinéma, sur les chiffres d’affaires des chaînes de télévision… Par la suite, le CNC redistribue ces sommes pour soutenir l’écriture, la production, la diffusion ou encore l’exportation d’œuvres d’expression française.
Une logique chronologique qui ne date pas d’hier
Incontournable et très contrôlée, la chronologie des médias régit l’ordre et les délais de sortie des œuvres cinématographiques sur les différents supports d’exploitation (DVD et Blu-ray, Canal+, vidéo à la demande, télévision, SVOD, etc.). A travers elle, on optimise la rentabilité des films : une exception bien française. Pour ce faire, le niveau de financement de la production ainsi que le nombre d’entrées en salle sont les deux critères majeurs. Autrement dit, les acteurs qui apportent le plus de fonds lors de la création vont occuper une meilleure place dans la chronologie des médias. Ils vont attendre quelques mois après la projection cinématographique pour diffuser, au lieu d’attendre une période qui peut se compter en année.
Notons que cette idée de priorisation et de coordination date des années 1960. Et pour cause : la télévision fait son apparition en France. Si cet accessoire constitue une évolution majeure dans les foyers, il représente aussi une menace concurrentielle de taille pour les cinémas, qui constatent une première baisse de leurs fréquentations. Dans ce contexte, l’Office de Radiodiffusion-Télévision Française (ORTF) ainsi que les sociétés de productions cinématographiques mettent en place un accord implicite. Celui-ci vise à interdire la diffusion d’un film à la télévision avant un délai de 5 ans, suivant sa sortie dans les salles obscures. Toutefois, il faudra attendre les années 1980 pour que cet arrangement soit officialisé par des documents législatifs (arrêt ministériel, loi et décret d’application). Puis, tout s’accélère. Ces années sont aussi marquées par l’émergence de nouveaux « rivaux » pour le grand écran. En effet, l’heure est aux vidéocassettes, à la démocratisation des magnétoscopes et la location de films.
Les chaînes télévisées commencent aussi à « entrer dans la danse » de la production de longs-métrages de cinéma et une nouvelle venue en particulier vient tout bousculer : Canal+. Créée en 1984, cette chaîne pousse à mettre sur la table un nouvel accord. Le principe ? Laisser les acteurs de la télévision obtenir une exclusivité de diffusion pendant un temps donné, en échange du préfinancement des films. Le délai est désormais le suivant :
- Trois ans pour les chaînes qui n’ont pas coproduit le film ;
- Deux ans pour celles qui ont coproduit le film ;
- Un an pour Canal +, chaîne cryptée sur abonnement.
Le 17 janvier 1990, les célèbres articles 10 et suivants du décret n°90-66 marquent un nouveau tournant. Ces derniers interdisent aux chaînes télévisées de diffuser des films à certaines heures, sauf exceptions, afin d’encourager les personnes à aller au cinéma. Ainsi, « les éditeurs de services de télévision autres que les éditeurs de services de patrimoine cinématographique (diffusion de film de plus de 30 ans) ne peuvent diffuser aucune œuvre cinématographique de longue durée le mercredi soir et le vendredi soir à l’exception des œuvres d’art et d’essai, diffusées après 22h30, ainsi que le samedi toute la journée et le dimanche avant 20h30 ».
A la fin des années 1990, l’Union Européenne intervient. Selon elle, la chronologie des médias doit être discutée et décidée entre les professionnels eux-mêmes, et non dépendre d’une réglementation. En 2009, les acteurs concernés (industriels du cinéma, de la télévision et éditeurs de vidéo) se réunissent alors pour mettre à jour les règles des années 1980. Des modifications jugées pour beaucoup comme insuffisantes, puisqu’elles cristalliseront jusqu’en 2017, plusieurs mécontentements. A titre d’exemples, les délais sont jugés trop longs et les exceptions trop peu nombreuses. Sans oublier que le schéma établi est rendu obsolète par les nouvelles pratiques de consommation de la culture, l’arrivée de la SVOD (Subscription Video On Demand, ou plateforme de vidéos par abonnement), la montée en puissance de ses acteurs (Netflix, Prime Video, Disney+) et le développement des télévisions connectées et du replay.
2017 est aussi l’année d’un nouveau « remue-ménage » provoqué par la VOD (vidéo à la demande) dans le secteur du 7ème art, avec la sélection de deux films Netflix au prestigieux Festival de Cannes, Ojka et The Meyereowitz Stories. Deux réalisations qui ne sortiront pas en salle, au grand dam des exploitants. En effet, le Festival avait demandé à la plateforme de streaming par abonnement d’accepter une négociation avec un distributeur français. En vain. Cette situation est donc venue alimenter un feu déjà grandissant.
Finalement, un nouveau dispositif sera adopté le 21 décembre 2018 et restera en vigueur jusqu’à cette année. En voici une illustration du fonctionnement :
La crise sanitaire a redistribué les cartes
En 2019, on notait une fréquentation record des salles de cinéma avec 213,3 millions d’entrées selon le CNC. Un pic d’affluence qui s’explique notamment par le succès des superproductions américaines : Avengers : Endgame, Joker, Le Roi Lion, La Reine des Neiges II… Du jamais vu depuis 2011 ! Mais inévitablement, la crise sanitaire a quelque peu précipité les évolutions.
A l’heure des restrictions sanitaires et des confinements répétés, les cinémas sont fermés pendant que les plateformes de streaming font carton plein. Fin 2020, 52,7% des Français sont abonnés à au moins un service SVOD, selon la 3ème vague du Baromètre OTT NPA Conseil/Harris Interactive. Alors que la barre fatidique des 50% est franchie, Netflix consolide son leadership et Prime Video enregistre la plus forte progression. La percée de Disney+ est également spectaculaire. Côté technique, l’étude annonce un taux d’équipement en terminaux nativement OTT, Over The Top (smart TV, clés HDMI et box OTT) de 52,2%.
Selon le CSA, plus de 9 millions d’utilisateurs mensuels sont connectés sur les géants du web, en janvier et en avril 2021. Chacun passe en moyenne 3 heures par jour à consommer de la SVOD. Certains films, très attendus en salle, ont aussi fini par sortir exclusivement sur les plateformes par abonnement, comme Mulan de Niki Caro, Artemis Fowl de Kenneth Branagh, Pinocchio de Matteo Garrone, Brutus vs César de Kheiron, Bronx de Olivier Marchal ou encore Bob l’éponge, le film : Éponge en eaux troubles de Tim Hill. Il semble opportun de souligner que la consommation de films inédits en streaming était pratiquée bien avant le coronavirus. Typiquement, Roma de Alfonso Cuarón ou The Irishman de Martin Scorsese, très enviés des salles de cinéma, ont été diffusés par Netflix. Néanmoins, la crise sanitaire a accéléré cette façon de faire, qui pourrait bien devenir pérenne et « moins risquée » pour les productions qui évitent ainsi le « flop » en salle.
Au-delà des confinements, le pass sanitaire a aussi joué un rôle central dans cette « redistribution des cartes ». La fréquentation des salles de cinéma depuis leur réouverture a du mal à repartir. En effet, selon une étude du gouvernement révélée en octobre 2021 :
- Un Français sur deux ne s’est pas rendu dans un lieu culturel depuis l’instauration du pass sanitaire le 21 juillet, alors qu’ils étaient 88 % à le faire avant l’épidémie.
- Seulement 51 % des personnes allant au cinéma habituellement (au moins une fois par an), sont retournées en salle.
Les chiffres annoncés par le CNC sont aussi très évocateurs : 46,65 millions d’entrées ont été vendues entre la réouverture des salles en mai et la fin du mois de septembre 2021. C’est 37% de moins qu’à la même période en 2019, avant la crise sanitaire. En cause ? La peur du virus, les nouvelles envies, l’économie… Selon une étude réalisée par la société Vertigo, un tiers de la population ne va plus au cinéma en raison du port du masque obligatoire et près d’un sondé sur quatre dit avoir simplement perdu l’habitude de s’y rendre. Un quart des personnes interrogées sont aussi refroidies par le coût du ticket et l’offre des films au cinéma. En ce sens, le streaming s’avère être une « bonne alternative ».
Il est important de noter que les blockbusters sauvent la mise. Spider-Man : No way Home, Black Widow, Fast & Furious 9, Mourir peut attendre, Dune, Shang-chi et la légende des dix anneaux et Bac Nord ont notamment permis d’attirer la plupart des spectateurs. A l’inverse, les films d’art et d’essai ont très souvent réalisé des contre-performances. Roselyne Bachelot expliquait sur France Inter : « On assiste à une sorte de « bipolarisation » du secteur, avec des films qui marchent très très bien et les films moyens [qui] sont beaucoup plus impactés. »
Qu’en est-il en 2022 ?
Une nouvelle chronologie des médias pour 3 ans
Comme brièvement mentionnée, une nouvelle chronologie des médias est entrée en vigueur cette année, suite à un accord signé le 24 janvier 2022 (mais pas de manière unanime), puis un arrêté publié le 09 février. Que faut-il retenir de ce nouveau cadre d’exploitation ? Trois éléments :
- Les fenêtres de diffusion sont désormais beaucoup plus proches les unes des autres ;
- Les plateformes SVOD ont le droit de diffuser les films plus tôt ;
- Canal+ gagne du terrain.
Pourquoi existe-t-il des différences entre Netflix, Amazon et Disney+ ? Car le premier a pu signer un accord bilatéral avec les professionnels du cinéma, pour financer des films de petite envergure. Ainsi, Netflix fournit un effort de 40 millions d’euros par an, dont une fraction est destinée à des films produits avec un budget modeste.
Pour rappel, en 2021, dans le cadre de l’application de la directive européenne sur les SMA (Services des Médias Audiovisuels) – définie dans la première partie – les grandes plateformes multimédias (dont Netflix, Disney+, Amazon Prime mais aussi Apple TV…) ont signé une convention avec le CSA. Celle-ci prévoit notamment une contribution plus importante à la production française, de 20 à 25% de leur chiffre d’affaires.
Vers un morcellement de l’offre
Le 5ème Baromètre des usages OTT NPA Conseil/Harris Interactive démontre un certain essoufflement du marché SVOD. En effet, pour la première fois en France, le taux d’abonnement à ce genre de services est en recul. La barre des 50% est à nouveau franchie mais dans le sens contraire, puisqu’en juin 2021, 49,8% des foyers sont abonnés à au moins une plateforme de vidéo à la demande.
Philippe Bailly, Président du cabinet NPA Conseil explique : « Peut-être est-ce le début d’un effet plateau, une sorte de seuil de saturation autour de 50% {…} A force de voir des services qui se multiplient mais qui correspondent à autant d’additions en plus sur votre compte mensuel, il y a peut-être un peu plus d’attention et de vigilance, et donc ce recul qui correspond à un plateau à 50%. »
En effet, si le portefeuille des Français n’est pas extensible sur demande, les grands gagnants de ce morcellement des services sont bien les titulaires des droits des œuvres. Ainsi, la multiplication des options de diffusion permet de faire jouer la concurrence « à plein régime » et de ne plus être captif d’un diffuseur unique. Pour autant, cet avantage pourrait ne plus en être un. Certains téléspectateurs désertent les offres légales, au profit d’alternatives illégales, ou tout simplement par abandon. Ils renoncent à l’idée faire un choix et de profiter des solutions SVOD, devenues trop onéreuses à suivre.
Ainsi, la consommation aurait dû être stimulée par l’apparition de nouveaux services comme Disney+ en avril 2020, ou Salto en octobre de la même année. Mais, ces nouveautés n’ont pas eu les effets escomptés. Pour reprendre les propos de Philippe Bailly : « on a l’impression qu’on commence à être dans un jeu de redistribution des parts de marché plus que dans un marché qui s’élargit. »
Il advient néanmoins de souligner les opportunités créées par ces mutations, notamment pour les professionnels de demain. François Villet, Directeur et Chef d’établissement Paris EICAR Campus, nous explique : « Si le marché de la SVOD est en voie de consolidation, il n’en reste pas moins que les opportunités en termes de production ou de débouchés pour nos étudiants n’ont jamais été aussi vastes et confortées par les accords récents et l’aménagement de la chronologie des médias qui encouragent la production locale. Et c’est déjà une réalité pour nos dernières promotions d’étudiants qui évoluent dans ce nouveau paradigme. EICAR adapte sa pédagogie au fil des évolutions du marché pour répondre à la demande croissante des acteurs de la SVOD auprès de notre service relations entreprise. »
Intéressé par cette école ? Rendez-vous sur sa page dédiée, pour en savoir plus !