À quelques jours du rendez-vous le plus attendu de l’industrie créative, une question agite agences, annonceurs et plateformes : que vont nous réserver les Cannes Lions cette année ? Pour y répondre, nous avons échangé avec Youri Guerassimov, Chief Creative Officer & CEO de Marcel. Entre coups de cœur créatifs, tendances de fond, et vision sans filtre sur l’IA ou le « for good », il nous livre sa lecture de ce que la créativité mondiale a dans le ventre en 2025 !
JUPDLC : On approche des Cannes Lions. C’est pour la semaine prochaine ! À quoi vous attendez-vous cette année ? Et plus globalement, comment appréhende-t-on l’événement dans le milieu de la pub ?
Youri Guerassimov : Comme d’habitude, les Cannes Lions, c’est le grand rendez-vous de la créativité mondiale. À la fois parce qu’on y retrouve les meilleurs projets de la planète, mais aussi parce que c’est l’occasion de découvrir des campagnes venues d’un peu partout. C’est toujours compliqué, même en suivant l’actualité, de connaître les projets indiens, japonais, ou même roumains, pour parler d’une nation qui est plus proche de nous. Donc on s’attend à découvrir énormément de choses.
C’est le moment de se remettre au diapason du niveau créatif mondial. Dans notre métier, il y a presque un aspect d’« art martial » (voire d’art tout court !) : des techniques, des approches, des façons de faire qui évoluent. Cannes permet justement de voir ce qu’il y a de plus frais en termes de narration, de dispositifs, de communication de marque.
Et je pense que ce terme de « rendez-vous » est important. C’est ce qui fait la spécificité des Cannes Lions par rapport à d’autres grands festivals. Beaucoup de compétitions se suivent en ligne ou sont géographiquement loin. Mais Cannes, c’est un événement physique, où tout le monde est là : pour faire connaissance avec des gens, pour revoir des copains et des relations du métier, et évidemment pour refaire le monde (et surtout le monde de la pub) tous ensemble sur place. Et c’est ça la grande magie de Cannes : celle de revêtir ces deux aspects à la fois formel et humain.
Et là, à quelques jours du début, il y a clairement une forme de pression qui monte. Une pression positive. Une excitation. On sait que tout peut se jouer là, que ce peut être une grande année pleine de succès, comme une année de déceptions. C’est un peu comme la fameuse zone « kiss and cry » du patinage artistique : il y aura des rires, des larmes, des surprises. C’est ce côté théâtral qui rend Cannes aussi fascinant, et on a envie d’y être.
JUPDLC : Parmi les tendances structurantes de cette année, la creator economy ressort avec force. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
Youri Guerassimov : La creator economy, c’est un territoire en pleine expansion. Il y a aujourd’hui mille façons de faire de la publicité, et les créateurs de contenu, au sens large, en font partie. Ils sont même devenus un média à part entière. Donc il est logique qu’ils occupent une place de plus en plus importante dans un festival comme celui des Cannes Lions.
Ce qu’on observe, c’est un déplacement progressif de l’attention du public. Les gens passent moins de temps sur les anciens médias et davantage sur les nouveaux. Mais attention, il ne faut pas croire pour autant que la télévision est morte : ça fait 15 ans qu’on annonce sa fin, et pourtant, les études récentes montrent qu’elle reste extrêmement efficace et toujours très consommée. Elle s’adapte, elle évolue, notamment avec la VOD, et les chaînes ont bien compris ces changements d’usage. Un exemple qui me fait sourire : dans Koh-Lanta, Denis Brogniart s’adresse désormais directement aux spectateurs qui regardent l’émission en replay. C’est la preuve que même les médias traditionnels ont conscience de cette mutation et qu’ils s’y adaptent.
Dans ce contexte, les créateurs de contenu, en tant que médias, s’adaptent eux aussi. Mais c’est encore une terre en friche, et il faut veiller à ne pas tomber dans l’illusion. Après un certain enthousiasme du début, on commence à comprendre que chacun a son rôle. Les créateurs sont excellents pour générer de l’affinité avec des communautés et proposer des contenus proches de leurs audiences. Mais les agences, elles, restent garantes de la stratégie et de la cohérence des marques.
C’est pour ça que les collaborations bien pensées sont la clé. Quand une agence et des créateurs de contenu travaillent main dans la main, chacun joue son rôle. L’agence veille à ce que le message reste fidèle à l’identité de la marque, à ses valeurs, à sa stratégie annuelle… Et là, on arrive à des projets incroyables. Des campagnes vraiment équilibrées, qui ont du sens, de la cohérence et de l’impact. Et c’est là qu’on se dit que c’est incroyable ce qu’on peut faire avec des créateurs de contenu.

JUPDLC : Et en dehors de la creator economy, quelles sont, selon vous, les grandes tendances créatives qu’on retrouve cette année dans la sélection des campagnes 2025 ? Est-ce que vous avez eu le temps de vous y plonger un peu ?
Youri Guerassimov : Pour être honnête, beaucoup de campagnes tombent encore en ce moment, donc je suis encore en train d’en découvrir. Je n’ai pas encore une vision complète des tendances 2025. Mais je vois, depuis plusieurs festivals, et dans ce que je vois passer dans les articles, certaines tendances se dessiner.
D’abord, je vois un vrai retour des idées business. Et ça, ça me plaît. On a connu une période où beaucoup de campagnes se concentraient exclusivement sur des messages « for good » avec une tonalité très associative, parfois au détriment des enjeux de marque. Aujourd’hui, on sent un recentrage : oui, les idées peuvent porter des messages positifs, mais au service du business. C’est une bonne évolution, car elle remet de la cohérence entre les causes et les objectifs des marques.
À l’opposé de ça, il y a aussi un retour fort de l’humour. Des idées plus légères, décalées, voire complètement WTF, que ce soit en print ou en film. Et franchement, c’est une super nouvelle pour le métier. On en a besoin, et le public aussi. On oublie parfois que la publicité, c’est une forme de spectacle. Et faire rire, c’est peut-être l’émotion la plus agréable qu’on puisse provoquer. Donc si on peut à la fois faire passer un message et offrir un bon moment, tant mieux.
Et évidemment, on ne peut pas ignorer la présence massive de l’IA. Mais attention : je pense que le festival va être très exigeant sur ce point. Il y a une forme de facilité à dire « tiens, c’est tendance, on va faire un truc avec de l’IA ». Mais beaucoup de projets que j’ai vus sont plats, pas très créatifs, avec une utilisation très basique de l’outil. Donc à mon avis, le jury va être sévère. L’IA ne doit pas être l’idée, elle doit servir l’idée. C’est ce principe que nous avons voulu porter dans notre projet Lidlize par exemple. L’IA y est utilisée pour permettre aux gens de créer des objets Lidl. Mais ce n’est pas le sujet central. On pourrait parler du concept sans jamais mentionner l’IA, parce que c’est juste le moyen de rendre l’idée possible. Et c’est ça, selon moi, le bon usage de l’IA en pub aujourd’hui.
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JUPDLC : Quelles campagnes shortlistées vous semblent à suivre de très près cette année, et pourquoi ?
Youri Guerassimov : Parmi les campagnes que j’ai vues récemment, une chose est sûre : « Price Packs » de Penny, réalisée par Serviceplan Germany, est à surveiller de très près. C’est une campagne pour lutter contre l’inflation. Penny, une enseigne discount, a choisi d’imprimer les prix directement en grand sur les packagings de ses produits, pour affirmer que leurs prix ne bougeront pas. C’est un projet très intelligent. Je pense que ce sera l’un des plus primés de l’année, peut-être même lauréat d’un ou deux Grands Prix. Évidemment, c’est toujours difficile de prévoir, mais je le vois bien dans le top 5 du palmarès. Et ce que j’aime particulièrement, c’est que ça rejoint ce que je disais tout à l’heure : c’est une idée business. Dans un contexte d’inflation où les consommateurs sont anxieux, cette idée parvient à rendre tangible l’engagement d’un supermarché. C’est créatif, stratégique, et au fond, c’est efficace : ça ramène des clients en magasin. Bravo Serviceplan, vraiment.

Côté français, pour moi, le meilleur projet créatif cette année, je citerais « Les Trois Mots » d’AXA. C’est un projet extrêmement bien pensé, à la fois transformatif pour la marque, et très malin dans sa manière d’entrer en contact avec une cible complexe comme celle des assurances. Ce que je trouve particulièrement brillant, c’est la façon dont AXA s’adresse à la cible féminine. Même si ce n’est pas un projet genré à proprement parler (un homme peut parfaitement s’y reconnaître) il y a une intention de conquérir les femmes en disant : « Si vous partagez certaines valeurs, certaines visions de la société, alors AXA peut être une marque qui vous ressemble. » C’est fort. Et c’est intelligent à la fois sur le plan créatif et business. Je pense que ce sera le projet français le plus primé du festival, peut-être même l’un des plus primés tout court.
JUPDLC : Ce qui, d’ailleurs, rejoint un peu cette convergence « for good » et « for business » dont vous parliez plus tôt ?
Youri Guerassimov : Exactement. C’est un bon exemple de campagne qui fait du bien à la société et au business. Ce n’est pas une dynamique purement caritative ou humanitaire, comme celles qu’on voit parfois dans les campagnes pour les ONG, qui sont évidemment nécessaires et méritent d’être soutenues. Mais ce que je pense, c’est qu’il faut un équilibre. Quand on voit que la créativité s’exprime à fond dans les campagnes pour les associations, mais beaucoup moins pour les grandes marques, on a un souci. On a les mêmes compétences, en agence, qu’on travaille pour une ONG ou pour un gros client. Et je pense que c’est un bon signal quand la créativité s’exprime pleinement aussi pour les marques. Ça prouve que, au moins créativement, notre métier va bien.

JUPDLC : Pourquoi est-ce encore essentiel, en 2025, de venir à Cannes ? Qu’est-ce que ce festival dit de l’état réel de la créativité ?
Youri Guerassimov : C’est une réponse assez simple en réalité. Cannes, c’est un shot de créativité. C’est l’endroit où toute l’industrie se réunit, dans toutes ses dimensions. Bien sûr, on célèbre la créativité, mais pas uniquement celle des agences : on y retrouve aussi les médias, les plateformes tech, les grandes marques, les GAFAM… tout le monde est là. C’est un vrai carrefour, un lieu d’échange sur ce qu’est la communication au sens large. D’ailleurs cette année, je suis sûr qu’on verra des campagnes liées aux Jeux Olympiques, avec (je l’espère !) des trophées pour nos camarades d’Havas et de BETC !
Être à Cannes, c’est voir le meilleur de ce qui se fait, c’est prendre un condensé de tout ce qui agite la créativité aujourd’hui. Pour les C-level, pour les « managers de la pub », c’est aussi un gain de temps énorme, de suivre tout directement sur place. On prend l’info à la source, en live, et surtout, on la vit avec des émotions. Parce qu’on reste des humains, et qu’on est passionnés par notre métier.
Et puis soyons honnêtes : le cadre compte aussi. La French Riviera, les soirées, les plages… C’est quand même un décor plutôt agréable pour parler créativité. Il y a toujours des concerts, des DJ sets,… Et des surprises ! Je me souviens d’une fois où je sirotais un Perrier tranquillement sur la plage, et j’ai entendu Single Ladies. Je me suis retourné, et à quelques mètres : Beyoncé, en live. J’étais même pas au courant qu’elle était là. De quoi illustrer que c’est aussi ça, Cannes : la magie de l’imprévu.