Souvent présentée comme une menace pour les métiers créatifs, mais aussi de plus en plus comme un outil d’idéation sur lequel s’appuyer, l’intelligence artificielle s’est désormais pleinement invitée à la table des communicants. Que ce soit lors des brainstormings, au cœur des moodboards ou entre les lignes des pages web, nombreux sont les professionnels à y avoir recours. Mais si la créativité est synonyme d’innovation et d’inattendu, peut-on vraiment compter sur l’IA afin de tirer son épingle du jeu ?
Mais comment ça marche une IA ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet et de savoir si l’intelligence artificielle peut réellement faire preuve de créativité, il semble primordial de comprendre simplement comment elle fonctionne. Tout d’abord, il est important de noter que ces outils que nous appelons vulgairement IA sont plus précisément des IA génératives. Car si l’intelligence artificielle ne cesse de s’améliorer depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, la vraie révolution à laquelle nous avons pu assister récemment réside dans l’accessibilité à ce type d’outils.
Désormais, il n’est plus nécessaire de passer par des lignes de codes complexes afin de communiquer avec la machine. Tout le monde est désormais capable de rédiger un « prompt », c’est-à-dire une commande formulée plus ou moins simplement, à l’aide de son langage courant. Ainsi, les IA génératives sont capables de répondre aux demandes de tout un chacun pour générer, améliorer et interagir avec du texte, des lignes de code, des images, de la vidéo ou de la musique…
Pour cela, elles s’appuient sur les grands modèles de langage (LLM ou large language model) qui ne sont ni plus ni moins que des programmes leur permettant d’intégrer un très grand nombre d’informations et de les interpréter les unes vis-à-vis des autres. C’est ainsi qu’elles seront capables de créer des liens ou d’identifier l’absence de lien entre deux informations. Elles seront par la suite en mesure d’interpréter un texte en langage naturel et de produire une image intégrant différents éléments logiques.
Quelle utilisation fait-on de l’IA en création ?
À première vue, nous serions tentés de qualifier l’IA de créative. Entre les paysages idylliques issus de Midjourney et les portraits créés sur Dall-E remportant des concours, il est en effet difficile de nier la capacité de l’IA à générer des œuvres esthétiques. Il n’est désormais plus rare pour les professionnels d’avoir recours à ces logiciels en tant qu’assistant de création afin de gagner un temps précieux et d’économiser des moyens. Effet de mode ou véritable révolution, nous retrouvons en tout cas cette pratique aussi bien lors de la phase de conception d’un projet, qu’en bout de chaîne lors du résultat final.
En 2023, des marques comme Heinz, Undiz, Coca-cola ou encore Bescherelle ont ainsi donné vie à des campagnes de pub générées par IA. Du côté du texte, il semble également que cette technologie ait prouvé son efficacité. Selon une étude Hootsuite, 85% des community managers ont eu recours à une IA générative pour créer du texte l’an passé. Un chiffre qui en dit long sur la confiance placée dans ces outils et dans sa capacité à convaincre. Cependant, nous pouvons envisager que l’euphorie liée à cette pratique nouvelle puisse retomber.
L’IA atteint ses limites
L’intelligence artificielle dispose de frontières qui risquent de contraindre sa capacité de création… Ainsi que la nôtre. Le premier frein à la création réside dans le cadre d’apprentissage de l’IA. En effet, bien que les données ingérées soient colossales, elles n’en restent pas moins limitées à celles que nous mettons à sa disposition.
Le second frein est à chercher du côté de la manière dont elle va traiter les informations les unes vis-à-vis des autres. L’IA générative est tout à fait capable d’identifier le lien sémantique entre un chien, une niche et un os par exemple. Cependant, il sera beaucoup plus compliqué pour elle de créer des liens entre deux notions qui n’ont à priori rien à voir l’une avec l’autre. En somme, elle fonctionne de manière trop logique, lorsque la créativité demande un juste équilibre entre le sens et l’absurde. Impossible dès lors pour elle de trouver un lien entre une bouteille d’Evian et des bébés en rollers. Pour utiliser une analogie allant à l’encontre de la technologie, si la créativité est une étincelle, Chat GPT aura du mal à trouver les deux silex pour la faire jaillir.
Dans l’émission 28 minutes d’ARTE, la docteure en science numérique Amélie Jean résume les limites de l’IA ainsi : « [l’intelligence artificielle] peut imiter certaines composantes du cerveau humain mais n’en maîtrise qu’une seule : l’intelligence analytique ».
La création à l’épreuve de l’intelligence artificielle
Nous pouvons dès lors nous demander à quelles problématiques nous pouvons nous heurter face à la démultiplication de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le monde de la communication et des métiers créatifs. C’est simple. Puisque l’IA s’appuie sur les occurrences afin de délivrer des réponses qui soient les plus justes possible, nous risquons de faire face à une certaine standardisation de la créativité. Cela sera d’autant plus vrai si un grand nombre de personnes formulent les mêmes demandes aux IA génératives. Elles auront alors tendance à nous livrer les mêmes réponses, encore et encore. Bonne nouvelle, nous ferons face à moins de mauvaises idées. Mauvaise nouvelle, les idées brillantes risquent de se faire rares.
« Les programmes de pilotage automatique de l’aviation civile basés sur l’IA prennent des décisions plus rapides et efficaces que les humains »
Pour aller plus loin, nous pouvons aussi nous interroger sur la réception que va faire le public de ces images ou de ces textes générés par IA. Comme mentionné précédemment, si l’euphorie liée à cette nouvelle technologie est encore bien présente, elle risque de s’éroder au fil du temps. En effet, bien que les résultats obtenus puissent être bluffants, il est cependant de moins en moins rare que nous soyons en capacité de déceler une image générée par IA.
La question se pose alors : les récepteurs de ces messages et de ces images générés artificiellement vont-ils aussi bien les percevoir et leur accorder autant de valeur qu’à des créations produites par des humains ? À l’heure où les marques cherchent à renouer avec leur audience en créant de la proximité, il est possible que déléguer les tâches créatives à la machine les éloigne un peu plus de leurs clients. Contacté à ce propos, Alfred Courroy, consultant en stratégie Data et IA semble aller dans ce sens : « Cela fait déjà bien longtemps que les programmes de pilotage automatique de l’aviation civile basés sur l’IA, prennent des décisions plus rapides et efficaces que les humains. Néanmoins, je connais peu de gens qui accepteraient de monter dans un avion sans pilote ».
Bien que le désamour des consommateurs pour cette pratique nouvelle soit pour l’instant difficile à quantifier, nous pouvons nous appuyer sur des chiffres récents nous détaillant un peu plus la perception du public vis-à-vis du dialogue homme-machine. Selon une étude Made In Vote concernant les Chatbots, 9 Français sur 10 déclarent être en capacité de différencier par eux-mêmes si la réponse qui leur est proposée est générée par un robot. Lorsque c’est le cas, ils ne sont que 17% à réagir positivement. Bien que les IA génératives se montrent de plus en plus capables de créer l’illusion d’humanité, nous pouvons émettre l’hypothèse que le grand public valorisera toujours plus un dialogue ou un produit créatif humain. Encore faut-il qu’il arrive bel et bien à distinguer la création de l’Homme de celle de la machine.
Les créatifs sont-ils irremplaçables ?
Rien de moins sûr. Il est important de garder en tête que les IA génératives sont capables de produire du contenu à moindre coût. Nous pouvons dès lors imaginer que les entreprises ou les agences ayant besoin de créativité à bas prix ne vont pas abandonner la solution si facilement. Et c’est bien là que réside le cœur de la problématique liée aux créatifs. Toujours sur ARTE, la docteure Amélie Jean insiste sur le rôle d’assistant d’un outil comme chat GPT et déclare au sujet de la récente grève des scénaristes hollywoodiens : « Ils n’ont pas peur de l’IA strictement, ce dont ils ont peur, ce sont des directeurs exécutifs des grands groupes de production qui eux, vont décider de les remplacer par une intelligence artificielle. Le créatif connaît sa valeur comme vous la connaissez très certainement ».
Elle souligne ainsi les limites évidentes de l’IA générative face aux créatifs mais ne balaie pas pour autant le danger que l’IA peut représenter pour eux et leur profession. Il faut dès lors s’en remettre aux décisionnaires qui n’ont potentiellement pas connaissance des lacunes de cette technologie, ou qui peuvent décider en pleine conscience de se baser sur une logique de coûts et de bénéfices pour penser la création.
Il paraît ainsi difficile de se prononcer sur l’avenir de l’IA face aux métiers créatifs. L’une des raisons réside évidemment dans le fait que l’intelligence artificielle connaît en ce moment même un développement exponentiel et imprévisible. Même si les créatifs ne semblent pas si facilement remplaçables, il faut sans doute reconnaître que pour l’instant, ils n’ont pas leur destin en main.
Afin de vous offrir une expertise des plus complètes, nous sommes allés à la rencontre de Charlène Chupin, Designer d’interface en freelance et mentor dans le cursus Design graphique & Communication Visuelle à l’Institut Artline. Charlène a travaillé sur des projets en tous genres, pour des agences ou des marques directement. Naturellement, son métier fait partie des plus impactés par l’avènement des IA génératives. Cependant, son regard sur la question est plutôt positif.
Entretien exclusif avec Charlène Chupin
JUPDLC : À votre avis, l’IA est-elle une menace pour les créatifs ou au contraire un outil ?
Charlène Chupin : De nos jours, l’IA n’est pas une menace pour nos métiers de créatifs mais plutôt une aide / un outil au quotidien pour nous aider à accomplir certaines missions, tâches plus rapidement. Par exemple le remplissage génératif sur Photoshop, ou encore la génération de texte sur les wireframes d’interfaces ; avec l’aide de plugin dans Figma. Mais cela n’enlève pas le fait d’avoir besoin de copywriter pour véhiculer des émotions, raconter des histoires au sein d’un site internet, ou encore de DA qui réfléchissent à des concepts de marque forts et mémorables.
JUPDLC : Pensez-vous qu’à cause de sa nature de fonctionnement nous allons vers une standardisation de la création, notamment au niveau graphique ?
Charlène Chupin : Non je ne pense pas. Prenons l’exemple de MidJourney. Je vous invite à regarder toutes les créations qui peuvent être générées avec de l’IA. Elles peuvent être très différentes graphiquement. Je dirai qu’aujourd’hui on ne peut plus être un simple exécutant ou technicien mais un vrai créatif. Ce qui fait de nous un bon designer, c’est notre capacité à mener de vraies réflexions et ensuite de les mettre en pratique avec, pourquoi pas, des outils qui utilisent de l’intelligence artificielle.
JUPDLC : Comment voyez-vous le futur de la créativité ?
Charlène Chupin : Comme évoqué précédemment l’IA est un outil que nous devons utiliser afin d’automatiser des tâches, de gagner du temps, de nous aider à mettre en pratique des concepts auxquels nous avons réfléchi. Demain il n’y aura peut-être plus de mise en pratique sur nos logiciels de créations habituelles mais uniquement des phases de brainstormings poussés, de conceptualisation d’idées afin de rédiger des prompts et de donner naissance aux livrables. On ne sera plus “penseur-faiseur” mais uniquement penseur !
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